C’est maintenant officiel. C’est le printemps. De mon côté, je prépare ma 41e saison agricole. Dans mes premières années, je passais une grande partie de l’hiver à préparer mes budgets pour parvenir à convaincre mes créanciers de nous soutenir dans notre approche un peu folle de l’époque.
Maintenant, je passe l’hiver à préparer nos folies en souhaitant que mon corps me soutienne dans ce rythme effréné d’une nouvelle saison.
Nos folies de l’époque sont devenues les bases de notre système de culture d’aujourd’hui, alors que les folies d’aujourd’hui guideront notre futur. Folie est sûrement synonyme d’innovation, sans avoir le jugement trop sévère si les résultats tardent à survenir.
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Faire le plein pendant que j’essaie de faire le vide
Je me suis permis une petite escapade à un endroit où j’espérais ne pas trop voir de champs en culture. Question de faire le plein d’énergie en oubliant le plus possible les tracas.
Nos projets sont aussi stimulants que nos projets lors de notre sortie de l’école. C’est plutôt le délai de réussite qui rétrécie au fur et à mesure qu’on avance en âge. D’où « l’urgence » d’accélérer le pas. Dire que plusieurs souhaitent prendre leur retraite après 30-35 ans de service, alors que de notre côté, on a commencé à s’amuser après la 30e année. Plus de solidité financière, d’expérience et de confiance en nous. Tout ça cache quand même que c’est difficile pour différents secteurs agricoles. Et encore plus pour les démarrages et même dans les productions de niche.
Dernièrement, un jeune m’a impressionné lors d’une présentation aux étudiants de ITAQ. Un jeune allumé, brillant et débrouillard. Il me racontait qu’il avait dû arrêter sa production de niche dans laquelle il excellait. La COVID a tout bousculé : fini les restaurants. Il a fallu passer rapidement au plan B en revoyant la distribution. S’allier à un géant afin d’écouler sa production de qualité à des prix limites de ses coûts de production, qui n’ont pas cessé d’exploser. Résultat : il a mangé ses bas!
Hier, j’entendais des gens se plaindre des prix dans les cabanes à sucre artisanales. Celles-ci offrent une expérience bien au-delà des cabanes où on nous entasse les uns par-dessus les autres en espérant qu’on sorte le plus vite possible pour laisser la place à ceux qui attendent dehors. Tout ça pour illustrer qu’il y a un grand décalage entre ce que plusieurs souhaitent et ce qu’ils sont prêts à concéder pour y avoir accès.
Traverser le « kick » de la nouveauté et soutenir la progression de ces plus petites et, j’ajouterais même, les plus grandes fermes. Je n’aime pas le mot paysan parce que ça me rappelle ce que mes grands-parents ont connu, soit vivre pauvrement en allant faire quelques sous comme main-d’oeuvre à rabais aux Étas-Unis pour pouvoir faire vivre leur famille.
Je pense à mon père aussi qui est parti de rien et qui voulait vivre de sa ferme. Pendant ce temps, les gens de la famille lui demandaient s’il pouvait espérer se sortir du trou. Sans vacances, ni avantages sociaux avec des horaires de travail inhumain. Il est parti trop tôt.
À notre tour, on a pioché – dans tous les sens du mot : cornichons tomate asperges – afin d’avoir enfin une ferme qui peut nous permettre d’en vivre. Trois générations pour finalement arriver à quelque chose qui nous permette de nous sentir maître chez nous sur une ferme qui nous ressemble.
Et voilà qu’aujourd’hui, la spéculation sur les terres nous amène des terres trop chères pour réaliser un transfert sans que la relève se réembarque endettée avec des perspectives de bénéfices économiques qui arriveront dans 30-40 ans. Un véritable tourbillon financier qui recommence sans cesse laissant paraître des bénéfices « botoxés » en surface, qui eux cachent souvent de profondes rides, du surendettement, des surcharges de travail, de la détresse psychologique, sans oublier tous les bobos sur nos corps.
C’est probablement pour cette raison qu’en agriculture, ceux qui performent sont surhumains et que ceux qui durent à la dure sont malheureusement condamnés à disparaître. Quelques fois, on aura le jugement facile sur leurs compétences ou leurs choix, alors qu’on devrait plutôt juger les compétences de notre système agricole ou de la conscience de nos consommateurs.
On se rappelle du temps où on retrouvait d’anciennes laiteries et fromageries locales disparues, car supposément non productives, face aux plus grandes. Aujourd’hui, on redémarre le cycle qui graduellement finit par conserver encore les plus grandes, les plus efficaces, pour finalement réaliser que la micro est devenue un grand succès en oubliant les autres. On devra s’en soucier si on veut que ceux qui prendront notre place puissent espérer et réussir à avoir une ferme à leur image.
Profession agriculteur.