L’agriculture et le monde en zone inconnue

Publié: 10 mars 2022

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L’agriculture et le monde en zone inconnue

Les conséquences de la guerre en Ukraine plongent de nombreux secteurs comme l’agriculture et l’agroalimentaire dans une telle incertitude qu’il est difficile de se prononcer sur l’avenir. Des analystes avancent tout de même quelques éléments de réflexion en se basant sur des phénomènes ayant eu des chocs économiques similaires.

Un peu à l’image des cartes de navigation de l’antiquité qui désignaient les zones inconnues par des monstres, le monde actuel est plongé lui aussi en pleine incertitude. Sans être aussi dramatique, l’exemple illustre à quel point le contexte actuel causé par la guerre en Ukraine et la pandémie amène son lot d’incertitudes. Quelles seront les impacts de l’arrêt des exportations de la Russie et de l’Ukraine? L’Ukraine pourra-t-elle mener à bien sa saison 2022 et sinon, quels en seront les impacts? La hausse des prix des grains est-elle durable? Comment réagiront la Chine et les autres pays producteurs, importateurs et exportateurs de céréales? Quels seront les impacts sur les éleveurs? La liste pourrait être encore longue, comme le coût des intrants tels le pétrole et les engrais.

À ces questions, l’Institut canadien des politiques agroalimentaires (ICPA) a présenté un webinaire mercredi le 9 mars intitulé: L’invasion de l’Ukraine par la Russie : Ce que cela signifie pour l’agriculture et la sécurité alimentaire. Trois personnes ont abordés la question sur différents angles, soient Ted Bilyea, boursier distingué de l’ICPA, Shane Knutson, Président de Polywest et Sébastien Pouliot, économiste agricole sénior à Financement agricole Canada.

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À titre de producteur de céréales, la guerre ayant lieu sur le territoire de l’Ukraine aura un impact sur le commerce mondial, a d’abord avancé M.Knutson qui fait affaires dans le région depuis 25 ans. Les grandes inconnues dans ce dossier sont à savoir combien de temps durera cette guerre et quelles seront les impacts des sanctions financières contre la Russie. Le commerce est déjà largement entravé par l’arrêt du commerce par la mer Noire, à la fois pour la Russie et l’Ukraine. Cette voie de navigation voit passer 90% du commerce des deux pays. Les issues de transport ferroviaire par l’est pour l’Ukraine et l’Ouest pour la Russie ne sont pas des solutions envisageables. Encore faut-il que les agriculteurs ukrainiens puissent mener à terme leurs semis qui ont lieu à peu près en même temps qu’au Canada, soit en avril et mai. Quant à la Russie, elle pourra aller de l’avant avec ses semis mais la qualité risque d’être affectée par un manque d’accès aux intrants.

M.Knutson indique que l’Ukraine produit 86 millions de tonnes métriques de céréales dont 61 millions sont exportées, ce qui représente 12% des récoltes céréalières mondiales. Les impacts à prévoir se feront sentir partout sur la planète et le Canada n’y échappera pas. Les effets se feront sentir surtout sur l’huile de tournesol dont l’Ukraine est le principal fournisseur mondial.

Sébastien Pouliot de Financement agricole Canada s’est librement inspiré d’un événement précédent ayant lui aussi eu des impacts sur le prix des grains, soit la sécheresse de 2011. Ce qui est particulier cette fois-ci est quel les inventaires de céréales sont bas. Les impacts du conflit affectent à la fois le prix du gaz, des engrais alors que les prix étaient déjà élevé. « Cela ajoute une pression supplémentaire ».

Il est à prévoir selon l’économiste que les éleveurs seront les plus touchés avec la hausse des prix de l’alimentation, en particulier les éleveurs de bétail. En 2011, la hausse des coûts a mené à une réduction des cheptel, ce qui est également anticipé comme réaction à la situation actuelle. Les producteurs de grains devraient quant à eux s’en tirer à moindre coût puisque la hausse des prix des grains sur les marchés compensera en partie le bond des coûts d’exploitation, avec comme résultat une marge bénéficiaire positive. À plus long terme, M.Pouliot anticipe que la hausse des prix de la viande poussera les ménages à se tourner vers une alimentation plus végétale pour réduire le coût du panier d’épicerie, ce qui donnera un élan supplémentaire à une tendance déjà présente. « Il est difficile de modéliser des scénarios puisque cette situation est hors norme. Cela rend les prévisions difficiles », a jouté M.Pouliot. Il évalue tout de même que le prix des engrais pour 2022 devraient continuer à augmenter

Ted Bilyea abonde dans le même sens que les autres analystes en affirmant que l' »on partait d’une situation qui n’était pas normale » avec des prix de l’alimentation les plus élevés depuis 2011. La sécurité alimentaire risque d’être au centre des préoccupations de nombreux pays, en Chine comme en Europe. Les changements climatiques et l’accès à des terres arables apportent des défis supplémentaires.

La solution de la perte de la production ukrainienne à la population mondiale réside-t-elle dans l’exploitation de davantage de terres, ou la conversion de terres boisées en terres arables? Selon Ted Bilyea, cette idée sera difficile à appliquer à court terme, tout en signifiant un retour en arrière. La déforestation en Amérique du Sud et l’urbanisation en Chine ont déjà conduit à des conséquences irréversibles, tant pour la production végétales que pour le climat. Même au Canada et aux États-Unis, il serait possible de ramener en culture des pâturages mais il y a des limites à ce qui est possible de faire rapidement. Il estime qu’il serait plus réfléchi de penser à des moyens d’augmenter la rentabilité actuelle des terres en exploitation. Il faut aussi devenir plus résilient et voir comment limiter les importations d’engrais. Mais ce qui est sûr, c’est que plus de gens vont avoir faim en réaction au conflit, indique M.Bilyea.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Céline Normandin

Céline Normandin

Journaliste

Céline Normandin est journaliste spécialisée en agriculture et économie. Elle collabore également au Bulletin des agriculteurs.