Un marché chargé en nervosité et en incertitudes

Publié: 3 avril 2022

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Un marché chargé en nervosité et en incertitudes

Après la folle envolée des grains depuis un an, cet élan se poursuivra-t-il encore longtemps et si oui, jusqu’où les prix peuvent-ils encore grimper? Quels seront les impacts au Québec?

Jean-Philippe Boucher, fondateur du site Grainwiz et chroniqueur au Bulletin des agriculteurs, a profité du dévoilement des prévisions d’ensemencement aux États-Unis pour faire le point sur la situation dans le marché des grains. Le rapport émis par le département américain de l’Agriculture (USDA) suscite toujours un intérêt important en raison du poids de la production américaine de grains sur le marché mondial. D’ailleurs, les prix au Québec sont directement influencés par les transactions des grains à Chicago.

L’annonce des intentions de semis le 31 mars aux États-Unis a, de prime abord, surpris avec des prévisions records de semis en soya à 91 millions d’acres, un gain de 4%, tandis que les semis de maïs seraient en diminution de 4% à 89,49 millions d’acres. Les semis de blé se maintiendraient avec une hausse toutefois du côté du blé d’hiver, mais le rebond demeure faible, une tendance qui s’observe depuis quelques années. M. Boucher avertit que ces prévisions sont basées sur un sondage réalisé auprès des producteurs, ce qui laisse place à des changements durant la saison de semis.

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Différents scénarios se présentent toutefois pour les prix selon divers facteurs, soit le rendement pour 2022, la demande, l’utilisation et les exportations.

Dans le maïs, la production totale pourrait être satisfaisante, même en tenant compte de rendements mauvais pour l’année. Jean-Philippe Boucher met en évidence certains éléments à tenir compte dans le maïs. La demande d’éthanol est en hausse, mais tout comme les stocks du biodiésel. La demande pour la céréale semble s’essouffler en raison des prix, autant de la part de l’alimentation animale que des exportations qui sont décevantes, malgré un contexte (sécheresse en Amérique du Sud et guerre en Ukraine) qui aurait dû les favoriser. À la lumière de ces éléments, les prix actuels reflètent déjà une forte valorisation, selon l’analyste. Un recul jusqu’à 5 $US le boisseau n’est pas à exclure, tout comme une hausse, mais dans ce cas-ci, il faudrait un choc majeur pour pousser encore les prix, comme un événement météo majeur.

Si les projections de soya aux États-Unis se concrétisent, il s’agirait de la plus importante superficie jamais consacrée à la culture. De tels chiffres pourraient mener à une production record ou parmi les plus importantes enregistrées au Sud de la frontière. Les prix dans les prochains mois seront influencés par la transformation (huile ou tourteau) et la production en Amérique du Sud. La production d’huile a été favorisée par la réduction de la disponibilité d’huile de palme, une situation amenée à s’inverser si la production de palme reprend son cours. Les exportations de soya, qui ont été bonnes, sont aussi sujettes à changer puisque la sécheresse en Amérique du Sud se résorbe avec des conditions prometteuses sur le terrain. Tout comme le maïs, le prix du soya se situe à des niveaux très élevés quant à leur valorisation. Le potentiel de recul est donc présent. Il serait difficile dans les présentes conditions que le prix du soya grimpe encore, selon M. Boucher.

Quant au blé, le marché est influencé par de nombreux joueurs, et non majoritairement les États-Unis, ce qui change la dynamique. Les producteurs américains ne semblent pas vouloir profiter des prix pour hausser la production. Les exportations de blé ne se sont pas emballées non plus depuis un mois, malgré le choc causé par la guerre en Ukraine. Il faudrait peut-être y voir ici l’effet des prix élevés sur une demande qui peine à suivre la courbe des prix, indique M. Boucher. Une réaction protectionniste des pays pour assurer leur approvisionnement en blé et la perte de la production ukrainienne et russe pourraient dans ce cas-ci soutenir les prix dans les mois à venir.

Au Québec

Le Bulletin a profité du webinaire pour sonder les intentions de semis des participants. Au Québec, il semble que les intentions soient moins influencées par le contexte général, contrairement aux Américains, et que les producteurs fassent preuve de plus de prudence. Les intentions de semis demeurent inchangées dans une proportion de 39% parmi les 127 personnes interrogées. Par rapport à l’an dernier, le sondage laisse entendre qu’il se sèmerait un peu moins de maïs en faveur du soya, une tendance présente depuis plusieurs années. La production de blé augmenterait très légèrement, avec un engouement pour le blé d’automne qui se confirme.

Projections des intentions de semis pour le Québec

Jean-Philippe Boucher a présenté les liens qui pourraient soutenir l’offre et la demande dans la province pour ces cultures. Avec une production en baisse dans le maïs et des réserves qui diminuent, la situation favorise une base locale plus forte au niveau des prix. Le soya profite, quant à lui, d’une demande interne avec Viterra qui contribue à maintenir les prix durant l’année. Le blé est, pour sa part, sujet aux grandes variations du marché international puisque la production locale ne suffit pas à la demande.

Perspectives de prix

En résumé, Jean-Philippe Boucher souligne cinq éléments à garder en tête dans le contexte actuel. Il s’attend à ce que les prix restent élevés d’ici juillet, jusqu’à ce que le Weather Market entre en jeu et influence sur les prévisions de la saison 2022. La demande en maïs et soya pourrait amorcer une tendance à long terme à la baisse devant les prix très élevés. Il n’est toutefois pas exclu qu’une catastrophe côté météo soutienne encore une hausse des prix, tout comme la guerre et la sécheresse en Amérique du Sud l’ont fait dans les derniers mois. La poussée des prix dans les denrées de base a toutefois attiré les spéculateurs. Ces derniers ne sont pas à négliger puisqu’ils pourraient causer de fortes variations à la baisse, ce qui augmente les risques de volatilité dans les prochaines semaines et mois.

L’analyste avertit les agriculteurs de ne pas trop modifier leurs stratégies de commercialisation. « Il est normal d’avoir des pertes dans un marché haussier puisque le prix est toujours plus haut le lendemain qu’il l’était la veille, mais ce qui a été perdu peut être regagné par la suite.»

En somme, le marché est bon actuellement et il serait bien avisé de vendre une proportion de la récolte de 2022. Il faut toutefois garder en tête que le marché du maïs est très nerveux, alors que celui du soya pourrait se dégonfler. Pour le blé, le niveau d’incertitude important soutient encore les prix.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Céline Normandin

Céline Normandin

Journaliste

Céline Normandin est journaliste spécialisée en agriculture et économie. Elle collabore également au Bulletin des agriculteurs.